Il ne suffit sans doute pas de retourner le canton nord pour restituer le premier projet de Chambord. Au contraire : les fouilles archéologiques menées dans les latrines suggèrent par exemple un déplacement latéral du mur séparant les deux fosses de chaque système, et cette reprise ne semble pas s’expliquer autrement que par des modifications apportées au plan des niveaux supérieurs, éventuellement des reports de charge nécessitant une meilleure portance en fondation. Ainsi, nul ne peut affirmer que le retournement du canton nord – juste parce que nous pouvons désormais l’établir – ait constitué le seul changement apporté aux plans originaux.
Néanmoins, retourner le canton nord et appliquer le principe de la symétrie centrale au donjon actuel permet de proposer une évocation de son apparence première. Dans la reconstitution du donjon que nous suggérons, une lucarne a été supprimée dans la toiture de chaque canton en raison de son ajout tardif. Par ailleurs, les portes triples par lequel le donjon s’ouvrait sur les « quatre parties du monde » – telle la Jérusalem Céleste décrite dans l’Apocalypse de Jean – ont bien existé : leurs gonds sont conservés dans la pierre.
Aussi convient-il de reconsidérer le regard qui fut longtemps porté sur les maîtres maçons à l’œuvre à Chambord, décrits parfois comme des « barbares » comprenant mal les apports formels en provenance d’Italie, ou dépeints en constructeurs de façades balbutiantes à la symétrie maladroite. Pensons au contraire aux défis auxquels ils étaient confrontés, aux incessants changements de direction apportés aux plans, à la prouesse qui consiste à bâtir – comme solution trouvée à de nouveaux impératifs de circulation – un canton entier du donjon en miroir, à l’exploit technique que constituent les toits-terrasses du donjon et leur système d’étanchéité, au talent de ces bâtisseurs « illettrés » à traduire dans la pierre le degré considérable d’abstraction géométrique du projet royal.
Si Chambord contrarie ainsi les normes et les étiquettes par de nombreux aspects, une grande partie des difficultés qu’ont connues les chercheurs au fil des ans tient à leur volonté d’inscrire Chambord dans une histoire connue de l’architecture, reposant sur un réseau identifié de courants et d’influences artistiques, dont la trace pourrait être suivie de l’Italie du Quattrocento au Val de Loire des rois de France. Or, la fabuleuse construction qu’élève François 1er à Chambord échappe à bien des classifications, et le plan giratoire – dont l’influence n’est ni médiévale ni antique, ni française ni transalpine – n’a pas d’équivalent connu. Désormais, le défi que pose Chambord à l’histoire de l’architecture se résume sans doute dans la capacité de cette discipline à appréhender le palais de François 1er et son plan pour lui-même, et à savoir que dire de cette expression singulière et unique de l’art de son temps.
Architecture utopique, cité idéale, manifeste politique, science-fiction architecturale ? Fruit d’un jeu intellectuel de variations avec les formes géométriques, les proportions et les règles de symétrie, le cas de Chambord n’est pas tout à fait unique. Dans le troisième Livre d’architecture qu’il publie en 1582, Jacques Androuet du Cerceau propose par exemple « cinq ou six bastiments estranges », projets utopiques dont il espère qu’elles inciteront d’autres que lui « à en composer d’autres sortes à leur plaisir ».
Par ailleurs, au-delà des constructions imaginées sur le papier, la singularité de Chambord trouve aussi des échos parmi les ouvrages qui furent réellement bâtis. En effet, cinquante ans après le lancement du chantier du palais de François 1er, le fabuleux puzzle géométrique du château de Maulnes-en-Tonnerrois (Bourgogne) – avec son escalier central ajouré – trouve en effet de nombreux échos dans les expérimentations formelles chambourdines. Comme le plan de Chambord, l’insolite plan pentagonal de la demeure de Louise de Clermont et Antoine de Crussol privilégiait sans doute autant une lecture en élévation qu’une appréciation en plan de l’édifice.
La filiation de Chambord se retrouve, par exemple, dans le château à plan centré que Louis xiv fait contruire à Marly par Jules Hardouin Mansart, avec son salon octogonal au centre du plan et les quatre appartements royaux du pavillon central trônant au cœur des douze pavillons annexes.
A Chambord, cependant, la symétrie centrale dépasse le stade du simple plaisir géométrique. Elle orchestre en effet la ronde sans fin des logis, au sein d’une architecture cérébrale et délibérément dynamique, entraînant cet étonnant château hélicoïdal dans un vaste mouvement de rotation et d’ascension, mouvement inexorable déformant parfois jusqu’à la torsion le décor sculpté de l’édifice. Destinés aux courtisans du roi installés sur un plan d’égalité, les appartements de chacun se répondaient ainsi à chaque étage à travers la focale créée par le centre, et gravitaient autour de l’escalier et son éclairage zénithal. Seul point d’ancrage pour nos regards glissants sur les pales mouvantes du plan, le centre fleurdelysé pourrait symboliser ainsi un « roi-soleil » avant l’heure, entouré par la rotation des appartements et des logis qui abritent, autour de la personne royale, la rotation orbitale de ses ministres et de ses sujets.
Ainsi, au-delà des aléas d’un chantier agité par les caprices incessants et l’ambition exponentielle d’un commanditaire aux allures de maître d’œuvre, l’esprit de l’origine semble ne jamais avoir été démenti, et le château final tient toutes ses promesses, livrant l’image d’une « société idéale » assujettie autour de l’image du souverain. Prolongeant l’axe central, la lanterne sommitale concentre en effet tous les symboles monarchiques : les monogrammes royaux côtoient de colossales salamandres, sous l’égide d’une fleur de lys imposante et solennelle. Couronnant le prodigieux escalier central qui mène aux terrasses et achève de définir Chambord comme une non-demeure, le roi trône ainsi symboliquement au cœur d’une architecture votive, d’un palais à la perfection originelle implacable qui – au sens propre comme au sens figuré – accumule les révolutions.
Fixe, immobile par opposition aux éternelles variables de l’édifice en rotation, semblant défier la pesanteur et annoncer l’avènement de l’absolutisme, elle s’élève du cœur du château et brandit contre le ciel une image puissante de la personne royale, incontestable intermédiaire entre Dieu et les hommes.