Château de Chambord
Programme archéologique Caillou & Hofbauer

La dernière oeuvre de Léonard ?

La dernière oeuvre de Léonard ?

par Pascal Brioist, Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR)

En publiant les résultats des travaux archéologiques qu’ils ont conduits à Chambord, Jean-Sylvain Caillou et Dominic Hofbauer ouvrent de nouvelles perspectives aux études léonardiennes. Sans rappeler les détails de leur passionnante enquête, mentionnons ici leur conclusion principale : l’hypothèse – tenue jusque là pour peu probante – d’un premier château, réaménagé ultérieurement selon des logiques différentes, dont l’organisation aurait été initialement pensée sur un mode giratoire par rapport à un point central, s’avère fondée par les dernières trouvailles archéologiques, et notamment par les fouilles… des latrines du château.

Pourquoi cela concerne-t-il le Toscan installé à Amboise, dont François Ier avait fait son « peintre et ingénieur ordinaire » ? Tout simplement parce que l’on trouve dans les écrits de Léonard des croquis qui disent son attachement aux formes géométriques régies par des symétries centrales. On y trouve aussi, comme l’avaient fait remarquer Jean Guillaume et Carlo Pedretti, un escalier à double hélice – et un autre encore à quatre volées – dont le principe pourrait fort bien avoir été envisagé pour répondre aux besoins du projet giratoire du Chambord initial.

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Léonard de Vinci : étude pour un escalier à quatre volées de marches.

Revenons un instant sur la présence de Léonard en Touraine, quelques années avant que les premières pierres du nouveau palais du roi de France ne soient posées. On sait que Léonard fut appelé par François Ier après que ce dernier l’a rencontré à Bologne, en 1515, dans la suite du pape. En réalité, Léonard avait déjà mis son talent au service des Français au moins sept ans plus tôt. Louis XII l’appelle en effet son « paintre et ingénieur ordinaire », sans doute parce qu’il exécute des travaux pour Charles d’Amboise, alors gouverneur de Milan.

Il réalise, en effet, divers dessins de projets destinés à une villa du maître des lieux, proche de Milan. Ce somptueux édifice aurait dû intégrer une horloge hydraulique dans l’une de ses ailes, et s’ornementer d’un jardin des délices disposant de jeux d’eau sophistiqués, inspirés de Héron d’Alexandrie et de Al Jazari. Si rien de tout cela ne fut réellement construit, Carlo Pedretti a récemment montré que dans ces années-là, en revanche, Léonard a bel et bien travaillé à la réalisation d’une roue hydraulique, toujours en état et encore décrite par Belidor à la fin du xviiie siècle avec un artisan de Domodossola, c’est-à-dire une localité sous autorité française…

Quand François Ier lui offre de le rejoindre en France, le maître ingénieur a donc derrière lui une réputation d’ami des Français. On connaît la suite : il franchit les Alpes à l’été 1516 par la Savoie, et finit par atteindre Amboise, où se trouve la Cour. Le monarque l’installe alors au manoir du Clos-Lucé, avec une généreuse pension de mille écus par an. On sait peu de choses de la vie sur place du génie italien, mais la visite du cardinal d’Aragon et de son secrétaire Antonio de Beatis à son studiolo nous ouvre une petite fenêtre sur le passé : Léonard vit entouré d’élèves italiens (Francesco Melzi, Salai, et sans doute d’autres encore), de ses livres, de ses manuscrits et de ses tableaux, finis ou non. Les codex nous apprennent encore autre chose : le vieux maître, quand il ne se livre pas à ses recherches sur le vol, les mathématiques ou l’anatomie, travaille pour la Cour à divers projets de fêtes, mais aussi à des projets de constructions somptuaires.

L’un d’entre eux, que l’on peut dater de la fin de l’année 1517, concerne Romorantin, la ville chère à la mère du roi. Léonard s’y rend en effet, avec les chevaux prêtés par le maître des chevaux royaux, Galeazzo de Sanseverino, afin d’évaluer la faisabilité d’une idée folle du jeune roi : faire de Romorantin la future capitale du royaume, et y bâtir un palais magnifique d’une taille phénoménale avec vue sur la rivière Sauldre, jouxté d’écuries monumentales et bénéficiant d’un pavillon de chasse. François Ier avait en effet appris l’équitation et la chasse dans les forêts proches de Romorantin, dans l’entourage de Louise de Savoie. Il comptait donc pouvoir renouer régulièrement dans sa future résidence avec ses passions d’adolescence.

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Léonard de Vinci : plan du projet de palais pour François 1er à Romorantin, vers 1517 (codex Atlanticus).

Faire de la petite ville du centre de la France une capitale dut apparaître comme un extraordinaire défi à un Léonard vieillissant. La logique de son commanditaire n’était pourtant pas aussi aberrante qu’il y paraît, et dut même lui sembler assez naturelle. Tout d’abord, en effet, son employeur précédent, Ludovic le More, avait voulu lui aussi réaliser une cité idéale, triomphe de la symétrie et de l’ordonnancement ornemental à partir d’une petite ville, en l’occurrence Vigevano, près de Milan. Il était en effet plus simple de construire sur des espaces dégagés que de devoir exproprier quantité de citadins. Léonard le savait bien puisque le nouveau quartier que les Médicis avaient prévu de réaménager autour de San Lorenzo – et où il devait jouer l’architecte urbaniste – ne vit jamais le jour en raison des résistances bien naturelles de la population locale. Pour Vigevano, il imagina une ville à deux étages avec des palais monumentaux sur le plan supérieur, des colonnades aérées, et au rez-de-chaussée les boutiques des commerçants et des artisans. Tout dans cette cité pleine de canaux et d’écluses était conçu en termes de flux : flux d’hommes et de charrettes, flux de produits commerciaux, flux de déchets à évacuer.

La deuxième raison pour laquelle le projet solognot n’était pas si absurde était que les Valois se méfiaient de Paris, ville dangereuse qui, pendant la guerre de Cent Ans, avait été aux mains des Bourguignons alliés des Anglais. Rappelons par ailleurs qu’en 1409, Tours avait accueilli la monarchie en péril de Charles VI puis, au milieu du xve siècle, était devenue le centre privilégié d’un pouvoir en voie de restauration. En outre, Charles VII, Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier revinrent toujours dans les châteaux de la Loire (Le Plessis-lès-Tours, Amboise, Blois), et Tours leur servit de capitale politique, bancaire et spirituelle jusqu’en 1520. Si les bords de Loire servaient d’asile providentiel, pourquoi pas la Sologne chère au cœur du nouveau souverain ?

Léonard se range volontiers à cette idée. Ayant déjà pensé les règles de son urbanisme idéal, il applique donc à Romorantin ses théories, et lève pour commencer des cartes hydrographiques des bassins de la Saône, de la Sauldre, de la Loire et du Cher. Il prévoit, en effet, de construire des canaux et des écluses pour assainir la Sologne et pour permettre la navigation fluviale car, en ce temps, les chemins les plus sûrs et les plus économiques pour les marchandises sont, précisément, les voies d’eau.

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Léonard de Vinci : vue cavalière (détail) du projet de palais pour François 1er à Romorantin (codex Windsor).

Le palais dont il nous laisse une vue générale dans le codex de Windsor – et des plans dans les codices Atlantico et Arundel – conçu avec ses jardins sur le modèle d’un camp romain, ressemble, en réalité, assez peu à Chambord. De forme rectangulaire, il présente tout de même une symétrie axiale et des tours d’angle. C’est plus, à vrai dire, dans son plan de pavillon de chasse (codex Arundel) que l’architecte renoue avec les temples à plan centrés qu’il avait imaginés lors de la période milanaise. Si l’on cherche un ancêtre dans les carnets à la conception de Chambord, c’est peut-être là qu’il faut chercher.

Quoiqu’il en soit, en 1519, l’année même où Léonard mourut, une épidémie frappa Romorantin qui contraignit sans doute le roi à déplacer son projet sur la rivière du « Cousson », à Chambord. Il est cependant possible que des idées formulées par Léonard dans des discussions avec le roi, qui l’appelait bel et bien son « ingénieur », ait constitué la base de départ de la conception du nouvel édifice.

De fait, le plan hélicoïdal dont Jean-Sylvain Caillou et Dominic Hofbauer défendent l’existence, semble assez conforme aux intérêts de l’amateur de vortex et de tourbillons qu’était Léonard. La figure de l’hélice, qui lui permet d’imaginer un véhicule volant sur le principe d’une vis qui s’enfonce dans l’air (le fameux hélicoptère) exerce sur lui, à l’évidence, une puissante fascination. Faire d’un palais une figure solaire, virtuellement rotative, n’était sans doute pas pour lui déplaire. Centrer le palais sur un escalier à quatre révolutions permettant de distribuer les flux dans les quatre parties de l’édifice nécessitait par ailleurs une intelligence de l’espace tout à fait particulière, propre au génie léonardien.

Grâce aux découvertes de Jean-Sylvain Caillou et Dominic Hofbauer, on se prend alors à rêver de ce qu’aurait été Chambord dans son plan originel, avec ces volées de marches virtuoses, si le maître avait survécu au début des travaux et avait pu continuer de s’entretenir cordialement avec son ami le Prince. à la symbolique impériale du palais couronné se serait ajoutée, peut-être, la symbolique étonnante d’une hélice s’envolant vers le ciel.

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